Certains lecteurs m'ont exprimé le besoin de pouvoir revenir aux anciens articles que j'avais écrit sur l'affaire Bino pour y voir plus clair. Deux articles que j'ai écrits pour le journal CQFD me paraissent être un très bon résumé, comme entrée en matière :
Il n'est pas inintéressant non plus de relire cet article de France-Antilles :
Pour en savoir plus sur le fond de l'affaire, je vous renvoie au chapitre que j'ai consacré
à cette affaire dans le livre que j'ai coécrit avec Nicolas Rey : LKP,
Guadeloupe, le mouvement des 44 jours - Gircour, Rey, ed. Syllepse, 2010 et que j'ai gracieusement mis en ligne en 7 parties :
Pour retrouver mes chroniques du 1er procès qui n'était pas piqué des hannetons, c'est par là :
L'ignominie
Guadeloupe: qui a tué le
syndicaliste Jacques Bino?
30 mars 2010
| Par Erich Inciyan
Au plus fort du conflit social qui paralysait l'île,
le syndicaliste Jacques Bino était tué d'une balle, le 18 février 2009. Dix
jours plus tard, le procureur annonçait qu'un Guadeloupéen était écroué pour le
meurtre. En prison depuis treize mois, le suspect clame son innocence.
Révélations sur ce dossier, ses mystères et ses pistes peu explorées.
Dans la nuit du 17 au 18 février 2009, la mort de
Jacques Bino s'est inscrite dans l'histoire antillaise. On se souvient que le
syndicaliste a été tué par balle à proximité d'un barrage tenu par des
émeutiers. Et que ce drame a marqué un tournant dans la grève générale, lancée
par le collectif LKP, qui paralysait la Guadeloupe depuis un mois. D'autant
plus que la justice a, très vite, fait état de preuves accablantes contre un
Guadeloupéen de 35 ans, sympathisant du mouvement social, aussitôt présenté
comme le meurtrier présumé.
Treize mois plus tard, l'enquête livre des éléments
sensiblement éloignés de la thèse présentée quand il s'agissait de désamorcer
la crise. Des zones d'ombre persistent sur les points forts (la balle
meurtrière, les témoignages «concordants») de la thèse privilégiée, depuis le
début, par le parquet – en minorant d'autres pistes, dont celle d'un commando
patronal... La mort du syndicaliste, membre de la CGT Guadeloupe et du LKP,
conserve pourtant une forte charge symbolique. Dès le 26 février 2009, le
militant donnait son nom de baptême à l'accord sur la revalorisation des
salaires signé par les organisations syndicales et une partie du patronat
local. Un accord qui conditionnait la fin de la grève générale et de ce mouvement
d'une ampleur sans précédent: l'«Accord Jacques Bino».
La nuit de sa mort, Jacques Bino assiste d'abord à un
meeting du LKP (Collectif
contre l'exploitation outrancière) à Pointe-à-Pitre. Au volant de sa Fiat
Punto, il décide ensuite de rentrer chez lui en passant par la cité Henri IV,
qu'il connaît bien, afin de contourner les barrages mis en place un peu
partout. Arrivé aux abords de ce quartier populaire, il aperçoit une barricade
et entreprend de faire demi-tour. Ces faits sont corroborés par le témoignage
d'un ami de Jacques Bino, présent à son côté dans la voiture.
Deux coups de feu sont alors tirés en direction du
véhicule, dans un secteur plongé dans l'obscurité. Les témoignages concordent
pour établir que le tireur est posté près du barrage et à une centaine de
mètres de la voiture. Jacques Bino, 48 ans, est mortellement atteint d'une
balle à ailettes d'un type très spécial – une «brenneke» ordinairement destinée à la chasse au «gros gibier».
Ce fait est aussi établi: le projectile a traversé le corps du syndicaliste de
part en part, selon l'expertise balistique, et les enquêteurs ont retrouvé la
balle correspondante dans ses vêtements. Aux abords du barrage d'où le coup de
feu est parti, ils ont saisi «un étui calibre 12 de marque FOB avec
l'inscription “gros gibiers original brenneke”», selon le dossier
judiciaire.
Les balles ont bien été saisies au domicile du «meurtrier présumé» mais... en 1996!
Huit jours après le drame, le 26 février 2009,
les policiers du RAID investissent la maison du principal suspect, Ruddy
Alexis, que «la rumeur» (selon le témoignage d'un policier) impliquerait
dans le meurtre. Sa femme et sa fille sont interpellées, mais l'intéressé
échappe à l'arrestation. Se sachant recherché, il va prendre conseil auprès
d'un syndicat local (la
CTU) dont il est sympathisant. Puis, sur les recommandations des syndicalistes,
il se rend spontanément au commissariat de police. A l'issue de sa garde à vue,
il est déféré au tribunal de Pointe-à-Pitre, le 28 février, en même temps que
quatre autres personnes qui l'impliquent, à des titres divers, dans l'homicide.
Ce même 28 février 2009, le procureur de la
République de Pointe-à-Pitre tient une conférence de presse pour annoncer
l'incarcération de Ruddy Alexis. L'homme a tout du «coupable idéal»: il a déjà
été condamné à trois reprises pour des faits de violences avec arme. Surtout,
selon les propos du procureur Jean-Michel Prêtre tels qu'ils sont
rapportés par les journalistes présents, «des munitions du même type et de
la même marque que la balle à ailettes de type Brenneke et de calibre 12 qui a
mortellement atteint le syndicaliste ont été retrouvées “en grand nombre” au
domicile du tireur présumé».
Logiquement, une accusation aussi étayée convainc
alors de la culpabilité du suspect que l'ensemble de la presse présente comme «le meurtrier
présumé». Affaire réglée? Non. La vérité des faits est sensiblement
différente, à lire aujourd'hui le dossier instruit par le juge Fabien Terrier.
Commençons par la preuve balistique. Les balles brenneke saisies «en grand
nombre» chez le suspect principal l'ont en effet été... en 1996. Ce vieux
dossier concernait Ruddy Alexis et son frère Didier (aujourd'hui décédé).
En 1996, donc, deux cartouches portant
l'inscription «FOB spécial gros gibiers original brenneke» (selon l'enquête
alors diligentée) avaient été trouvées lors d'une perquisition au domicile
familial, dans les affaires de Didier et dans la chambre de ce dernier. Soit la
référence exacte, à l'époque, des munitions qui ont servi à tué, treize ans
plus tard, le syndicaliste du LKP. Dans cette vieille affaire, Ruddy Alexis
avait d'ailleurs été innocenté, après quatre mois de détention provisoire; il
avait même obtenu des indemnités de la justice.
Autant dire que, en février 2009, la perquisition
au domicile de Ruddy Alexis n'a pas donné le résultat accablant qui a été
décrit par le procureur. Comme l'a déclaré Ruddy Alexis au juge d'instruction,
les munitions saisies chez lui par les enquêteurs «ne contenaient que des
plombs». Aucune trace du type de balle à ailettes ayant tué Jacques Bino.
Interrogé sur ce point par Mediapart, ces 26 et 29 mars, le procureur n'est pas
formel. Il confirme avoir tenu les propos reproduits, lors de la conférence de
presse, en étant «persuadé que des munitions, dont des balles à ailettes»
avaient été trouvées chez Ruddy Alexis. Et aujourd'hui? «Je ne sais pas si
cette question a évolué depuis.»
A 200 mètres du drame et peu après, un autre homme blessé d'un tir de gros calibre
L'homme si vite présenté comme le «meurtrier
présumé», Ruddy Alexis, est incarcéré dans la prison proche de
Pointe-à-Pitre, où il est placé à l'isolement depuis plus d'un an. Il n'a
jamais avoué et il a fait une grève de la faim pour clamer son innocence.
Ajoutons que le «coupable idéal» a fondé une famille, en 2000, date à
partir de laquelle il n'a plus connu de condamnation.
Continuons par la thèse officielle, avant d'en
préciser d'autres – celle d'un commando patronal, notamment – qui n'ont guère
été exploitées par la police. Avancée au début de l'enquête, la thèse
principale n'a guère varié, en effet: «Des éléments concordants laissent à
penser que celui qui a tiré était persuadé de le faire sur une voiture
banalisée de patrouille de la brigade anti-criminalité», avait dit le
représentant du parquet à la presse, en février 2009. «Cette hypothèse n'a
pas été contredite, ni par les témoignages, ni par les déclarations»,
confirme le procureur, lundi 29 mars. «Monsieur Bino n'a pas été
personnellement la cible d'un tir intentionnel.»
De fait, plusieurs témoins ont décrit un homme
criant, en créole, «Messieurs voici la BAC» avant d'ouvrir le feu sur la
voiture de Jacques Bino manœuvrant à une centaine de mètres. Mais les
témoignages mettant en cause Ruddy Alexis sont peu précis et encore moins
«concordants». Tous décrivent, certes, que le tireur était masqué et portait
une tenue de camouflage militaire cette nuit-là. Mais, selon les cas, le
suspect a été reconnu à sa taille (variant de «1,60 mètre» à «1,75
mètre») ou à «sa démarche». Ou encore à «sa voix car il a dit en créole
“O Yo”, ce qui signifie “où sont-ils” », ou à son t-shirt «gris»
ou «vert» qui dépassait de la veste de camouflage.
Les témoignages des quatre hommes qui se
trouvaient en compagnie de Ruddy Alexis, peu avant le drame, puis l'avaient
perdu de vue, sont ainsi tissés de contradictions. Déférés en même temps que
lui au parquet, ils avaient été vite libérés par le juge de la détention et des
libertés. Parmi ces quatre témoignages, un seul affirme avoir assisté
directement à la scène du crime. «J'ai vu Jumpy (surnom de Ruddy Alexis)
se baisser, épauler son fusil de sorte que son arme était parallèle au sol
et tirer à deux ou trois reprises. Je n'ai pas vu la cible. C'est après que
j'ai vu le gars mort», a-t-il déclaré aux enquêteurs. Mais il a été
beaucoup plus hésitant, lors d'un interrogatoire ultérieur: «Je pense que
c'était Jumpy. Je ne peux être formel».
Au dossier figure enfin un témoignage anonyme qui
est plus accablant. Ce témoin «sous X» (par peur des représailles) affirme
avoir suivi Ruddy Alexis, du début à la fin (quand il aurait changé de tenue,
quand il aurait tiré sur la voiture et quand il serait reparti dans son propre
véhicule). Ce témoin anonyme affirme aussi avoir reconnu Ruddy Alexis parmi six
photos qui lui ont été présentées.
Mais, bizarrement, une autre piste n'a pas été
étudiée par les enquêteurs chargés de la mort de Jacques Bino. Quelques
dizaines de minutes après le drame, de l'autre côté du barrage et à 200 mètres
de là, un autre homme a été touché par une balle de gros calibre. Jimmy Lautric
se trouvait alors dans la foule au moment où des pillards s'en prenaient à des
magasins du secteur. Il a été grièvement blessé à la jambe, par un tir émanant
d'un mystérieux commando de plusieurs hommes cagoulés et armés de fusils. Et
des témoins ont indiqué que ce commando avait récupéré, sous la menace, le
butin raflé par les pilleurs.
Exit l'hypothèse d'un commando patronal intervenant ce soir-là?
Cette deuxième affaire de blessure par balle,
révélée par RFO Guadeloupe
quelques semaines plus tard, n'a pas davantage ébranlé la piste privilégiée par
l'enquête sur la mort de Jacques Bino. Autre étrangeté: RFO a expliqué comment
la première plainte déposée par Jimmy Lautric, à l'hôpital, avait été «déchirée»
par des policiers (au motif que leur SRPJ n'était habilité à enquêter que sur
l'affaire Bino). Le jeune homme a ensuite pu déposer plainte avec, on le verra,
des suites pas forcément convaincantes.
Exit l'hypothèse d'un commando patronal
intervenant ce soir-là dans la cité Henri IV? Elle avait été publiquement
pointée avant le drame, le 12 février 2009, par le porte-parole du LKP, Elie
Domota, citant deux membres du patronat local: «Willy Angèle et Madame Koury
ont déjà fait une annonce, disant qu'ils inviteraient les leurs à prendre leurs
dispositions, avait-il déclaré, en créole, sur le plateau de la chaîne
Canal 10. Nous savons qu'ils prennent des dispositions, pour tirer sur des
gens. Ils ont monté un commando, une milice armée. Ils payent ces jeunes gars
200 euros, avec pour ordre de tirer si les manifestants viennent manifester
dans leur magasin. C'est très clair: si une personne est blessée, un membre du
LKP, un manifestant guadeloupéen, il y aura des morts.»
Entre ces deux affaires criminelles, Jacques Bino
et Jimmy Lautric, les rapprochements restent tentants. «Comment ne pas faire
de liaison entre ces deux événements? déclare aujourd'hui Elie Domota à
Mediapart. A ma connaissance, il n'y a pas eu d'autres blessures par balles
pendant toute la durée du mouvement...» Au fait, le projectile ayant blessé
Jimmy Lautric était-il une balle «brenneke»? Impossible à dire: ce projectile
n'a pas été retrouvé; le vêtement perforé du jeune homme a été perdu, lui, ce
qui n'a pas permis de procéder aux analyses habituelles (diamètre du trou,
traces de poudre). A ce jour, selon le parquet, le tireur n'a pas davantage été
identifié.
«Pourquoi le procureur a-t-il choisi d'emblée
de dissocier l'enquête sur Bino et celle sur Lautric, alors que les similitudes
sont plus que troublantes: deux personnes blessées, dans un cas mortellement,
par des balles de gros calibre, probablement des brennekes, dans un même
périmètre et quasiment dans le même temps?», a questionné le blog
d'information local Chien Créole. Tout en reconnaissant «des éléments
de connexité entre les deux dossiers», le représentant du parquet a choisi
d'en rester à une enquête préliminaire sur le dossier Lautric. Au final, cette
enquête conduite par le ministère public a été versée au dossier d'instruction
du juge chargé de l'affaire Bino afin, dit le procureur à Mediapart, d'éclairer
«l'ambiance générale» qui pesait, cette nuit-là, sur les lieux de la
mort du syndicaliste.
Sur l'esclavage, «les historiens exagèrent un petit peu les problèmes»
Une piste «politique», mettant en cause le LKP,
semble avoir été explorée avec plus d'obstination. Il est question d'un SMS
collectif reçu par de nombreux portables guadeloupéens, dont celui de Ruddy
Alexis, le 17 février dans l'après-midi. Les enquêteurs se sont intéressés au
fait que ce texto lui avait été transmis, entre autres destinataires, par Eric
Nanette, président de l'association de quartier la Tyrolienne et proche du
syndicat local CTU – deux organisations fréquentées par Ruddy Alexis.
Ce SMS largement diffusé reprenait des propos
tenus par des «békés» dans un reportage diffusé quelques
jours plus tôt sur Canal+ (Les derniers maîtres de la Martinique,
dans lequel Alain Huygues-Despointes déclare: «Les historiens exagèrent un
petit peu les problèmes. Ils parlent surtout des mauvais côtés de l'esclavage,
mais il y a eu des bons côtés aussi»). Les enquêteurs ont visiblement
cherché à vérifier si ce texto «politique» avait pu être interprété comme un
appel au meurtre. Mais rien n'a permis d'étayer cette piste.
L'hypothèse d'une «bavure» policière, elle,
n'a pas résisté à l'examen des faits. Aucun témoignage ne va dans ce sens. Les
policiers auditionnés ont indiqué que les munitions «gros gibier» avaient été
retirés de la dotation policière par leur hiérarchie, au début de la grève
générale, pour éviter tout dérapage catastrophique. Un seul fonctionnaire a
expliqué que des balles «brenneke» avaient été placées «en réserve dans nos
véhicules, conditionnées dans leurs boîtes». Mais en certifiant: «Nous
ne les avons pas utilisées.»
Des zones d'ombre demeurent donc, treize mois
après la mort de Jacques Bino, alors que le dossier d'instruction est dans sa
dernière ligne droite (selon le parquet). On rappellera enfin que, deux jours
après le drame, un «jeune» de la cité Henri IV avait été arrêté par la police.
Patrice Prixam, étudiant en droit, était mis en cause par des témoignages
anonymes et soupçonné d'être l'auteur du meurtre. Aucune arme n'avait été
trouvée et l'étudiant avait protesté de son innocence. Le soir en question, par
chance, il était en conversation MSN avec des amis, pour lesquels il commentait
ce qu'il voyait de sa fenêtre. Ouf! L'expertise de son ordinateur a corroboré
son alibi.
Deux points de vue assez différents, pour finir,
sur l'impact qu'a eu la mort de Jacques Bino. Selon le procureur de
Pointe-à-Pitre: «On ne peut que constater que cette mort a secoué
profondément tout le monde. La semaine du 17 février, on était dans une
ambiance insurrectionnelle. La mort de Jacques Bino, son enterrement (le 22
février 2009, en présence notamment de Olivier Besancenot, José Bové et
Ségolène Royal), les arrestations... tout cela a constitué un virage
évident.»
Selon Elie Domota, maintenant: «La mort de Jacques
Bino a fait comprendre à tout le monde qu'il fallait arrêter de jouer.» Le
porte-parole du LKP souligne qu'un accord avait été trouvé, le 8 février, et
était sur le point d'être signé; mais que le secrétaire d'Etat à l'outre-mer,
Yves Jégo, avait quitté l'île précipitamment, le lendemain, pour se faire
«recadrer» par Matignon. «Cela a ouvert une semaine d'incertitudes. On a
compris, plus tard, que le Medef local ne voulait pas d'accord», ajoute
Elie Domota. «C'est dans ce climat que Jacques Bino a été tué (...). Avec
le recul, on peut dire que la négociation n'a été vraiment sérieuse qu'à la
suite de la mort de Jacques Bino.» Avant d'égrener la liste des mouvements
sociaux d'ampleur en Guadeloupe qui, «à chaque fois» (1910, 1925, 1952,
1967 et 2009), ont connu «des morts d'hommes».
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