En homme libre
C’est
en homme libre que Ruddy Alexis s’est présenté lundi 31 mars à 8h00 devant le
Palais de Justice de Basse-Terre. Il est libre depuis ce jour de novembre 2012
où, après quarante-cinq mois de prison en préventive dont vingt-cinq à
l’isolement, jurés et magistrats de ce même Palais de Justice décidaient de
l’acquitter à l’unanimité. Il n’avait pas fallu, après les dernières
plaidoiries de la défense, de longues délibérations pour qu’ils le
reconnaissent innocent du meurtre du syndicaliste Jacques Bino, survenu pendant
le mouvement social emmené par le LKP, en 2009. Au journaliste qui lui
demandait qu’elle serait la première chose qu’il envisageait de faire, il
répondait alors avec un nœud dans la gorge « je vais aller chercher ma
fille à l’école, ça fait quatre ans que je n’ai pas pu la voir. »
Dépaysement
Le
soulagement pour lui et pour les siens avait été de courte durée. Plutôt que de
relancer l’enquête sur des pistes sérieuses cette fois, la procureure générale,
Mme Catherine Champrenault faisait appel de cette décision trois heures
seulement après son énoncé. Dans un second temps, elle demandera pour le
Parquet à ce que le procès en appel soit délocalisé à Paris. C’est ainsi que Ruddy
a reçu courant février une citation à comparaître devant la cour d’assises
d’appel du Palais de Justice de Paris pour ce même lundi 31 mars à 14h30, soit
une demi-heure après son arrivée à celui de Basse-Terre, avec le décalage
horaire…
Les 3D
Après
avoir symboliquement constaté avec ses avocats, les 3D, maîtres Démocrite,
Daninthe et Derussy que l’ « affaire Ruddy Alexis » n’y était
pas programmée, ils ont demandé à être reçu par la procureure générale, à l’origine
de cette procédure.
De gauche à droite : maître Daninthe, maître Démocrite, Ruddy Alexis et maître Derussy constatant la non-programmation de l'affaire en Guadeloupe (© Patrice Ganot)
Un concours de circonstance a voulu qu’elle ne puisse les recevoir, se trouvant justement en
mission… à Paris. C’est donc l’avocat général qui avait requis contre Ruddy
entre 15 et 18 ans de prison, Camille Tardo-Dino, qui les a reçus. Mis en
communication avec des magistrats du Palais de Justice de Paris, Ruddy a
expliqué qu’il ne voulait pas se soustraire à la justice mais que n’ayant pas
les moyens de se rendre à Paris, ni d’assurer son hébergement, sans même parler
des frais pour faire venir ses avocats, et après avoir averti à plusieurs
reprises la cour d’assise de Paris, tant oralement que par courrier, des
difficultés que cela engendrait, il n’avait vu d’autre solution que de se
présenter devant la cour où il aurait normalement dû être jugé.
Pendant ce temps-là à Paris…
Devant
la Cour d’assise de Paris, Maître Mirabeau explique qu’il a été désigné le 28
mars par ses confrères guadeloupéens pour les représenter ici dans l’intérêt de
leur client et s’enquiert de savoir ce qu’est devenue la requête en
rétractation déposée par les avocats de Ruddy depuis la Guadeloupe. Le
président Régis de Jorna lui répond que
cette requête n’est jamais arrivée et que le reçu de dépôt que l’avocat
lui tend n’est pas une preuve suffisante de son existence légale. Il exige un
accusé de réception. Il donne la parole aux avocats de la partie civile, censés
eux représenter les intérêts de la famille de Jacques Bino et d’O’Brien, l’ami
qui se trouvait avec la victime le soir du meurtre. Maître Patrice Tacita
s’emporte. Pas contre la délocalisation : il qualifie Ruddy Alexis de « fuyard »,
il exige qu’il soit jugé ici à Paris, par défaut. Même l’avocat général, le
très médiatique ex-juge Courroye ne sera pas aussi catégorique, affirmant
certes que la justice est ici traitée de façon indigne et qu’il s’agit là selon
lui de manœuvres dilatoires mais offrant tout de même au président de choisir
entre l’alternative du jugement par défaut et celle du mandat d’amené, tel que
préconisé par maître Mirabeau pour
pallier au manque de moyens de Ruddy.
Maître Sanjay Mirabeau (© Frédéric Gircour)
La justice en otage
« Il
prend la justice en otage ! poursuit maître Tacita. S’il n’a pas les
moyens de faire venir ses avocats, on peut lui en commettre d’office ici. Les
jurés doivent savoir qu’aujourd’hui, on peut parfaitement venir de la Guadeloupe
sur des vols low coast pour 400 euros », oubliant de dire qu’il ne s’agit
pas seulement de l’aller-retour, mais qu’Alexis doit en l’occurrence prendre
entièrement à sa charge tous ses frais d’hébergement pendant une quinzaine de
jours, de déplacement sur Paris, l’achat de vêtements chauds et j’en passe.
Tout cela alors même qu’après quasiment 4 ans de prison, il a perdu la petite
exploitation agricole dont il vivait et est toujours à la recherche d’un
emploi, dans un département où le taux de chômage bat tous les records… Et que
dire de la remarque de maître Malouche, autre avocat de la partie civile,
estimant qu’eux aussi sont soumis aux mêmes contraintes financières et qu’ils
sont pourtant présents, que Ruddy Alexis devrait assumer sa décision de ne pas
venir au lieu de jouer au chat et à la souris. Comme si l’impact financier
était le même pour un demandeur d’emploi que pour un avocat gagnant très bien
sa vie…
« La
san-la koulé, la pou jijé nou »
Maître
Tacita surenchérit parlant d’une campagne menée en Guadeloupe sur les réseaux
sociaux, par des artistes guadeloupéens. Il fait bien sûr ici référence à la
chanson « la san-la koulé, la pou
jijé nou », là où le sang a coulé, c’est là qu’on doit être jugé, de
Fred Deshaye, l’auteur-compositeur et vocaliste du groupe Soft, universitaire
et éminent juriste par ailleurs, qui s’est entouré pour l’occasion de chanteurs
célèbres comme Dominik Coco, Misié Sadik ou le groupe Mas Ka Klé. Leur chanson
circule effectivement sur les réseaux sociaux mais aussi sur les ondes.
« Il y dit qu’il exige d’être jugé en Guadeloupe, car il estime que vous
n’êtes pas compétents, vous, les magistrats parisiens ! » assène
encore Tacita le doigt levé.
Un retournement de paradigme
Maître
Mirabeau, qui reprend la parole lui rétorque très calmement qu’il admire le
retournement de paradigme. « Ce qui déplait à mes confrères et
certainement aussi à Ruddy Alexis, en tout cas c’est comme ça qu’ils le ressentent,
ce n’est certainement pas que les magistrats parisiens ne seraient pas à même
de juger cette affaire, c’est qu’en renvoyant l’affaire ici, on semble au
contraire considérer que ce sont les jurés guadeloupéens qui ne sont pas en
capacité de juger. A Paris on a les idées claires et donc là, on va le faire condamner. »
C’est en effet ces thématiques que dans le même temps mais à 7000 kilomètres de
là, ses avocats, la Ligue des Droits de l’Homme et le Comité Respect et Justice
créé pour protester contre le principe même du dépaysement, développent lors
d’une conférence de presse donnée à Basse-Terre face à un pare-terre nourri de
journalistes.
De gauche à droite : maître Daninthe, maître Démocrite, Ruddy Alexis et maître Derussy (© Patrice Ganot)
24 heures
Le
président de Jorna demande finalement que soit délivré un mandat d’amené à
l’encontre de Ruddy Alexis afin de lui permettre de venir à Paris. Après s’être
entretenu avec le Juge des Libertés, il fera donc le voyage encadré par deux
gendarmes qui se montreront néanmoins très corrects, voire même avenants à son
égard.
Ruddy Alexis emmené par la gendarmerie (© Patrice Ganot)
Quant à maître Mirabeau qui se dévoue pour assurer la défense de Ruddy
dans la capitale, le président ne lui accordera guère plus de 24 heures
(puisque la décision est prise le lundi en fin d’après-midi et que le procès reprendra
mercredi matin) pour prendre connaissance des quelques 6000 pages du dossier.
Une gageure !
FRédéric
Gircour (à Paris) (chien.creole@gmail.com) en collaboration avec Patrice Ganot (à Basse-Terre)
ah l'amer déni !
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