Un procédé grossier
Après que j’ai été entendu, le
président de Jorna fait revenir à la barre Peter O’Brien, qui s'est constitué partie civile dans cette affaire. Ce dernier se
trouvait au côté de son ami, Jacques Bino, le soir du meurtre, sur le siège
passager de la Fiat Punto du syndicaliste. Quand on sait que la brenneke est rentrée
par le côté passager et l’a frôlé d’à peine quelques centimètres, si ce n'est quelques
millimètres, on peut dire que ce jeune pompier est un véritable miraculé. Il ne
doit sans doute son salut qu’à sa silhouette fine et élancée, à l’opposé de
celle de Jacques Bino, bien plus corpulente.
Peter O'Brien - © Léia Santa Croce
Le président demande à O’Brien,
qui a déjà été entendu dans les premiers jours du procès, s’il a écouté le
témoignage que vient de livrer « monsieur
Gircour qui n’est pas journaliste - il nous a bien précisé que sa profession
était enseignant - et qui n’a rien vu puisqu’il n’était pas là. Que
pensez-vous de la théorie qu’il a avancée, puisque vous, vous étiez sur place. »
Il trouvera le moyen dans son interrogatoire de répéter encore une fois que je
n’ai rien vu de la scène du crime. Lors de l’interruption de séance qui allait
suivre quelques dizaines de minutes plus tard, comme mi-agacé, mi- amusé, je demandais
avec une certaine ironie, dans la salle des pas-perdus, à un d’un des avocats de la défense, si la commandante Bonamy avait-elle aussi eu droit à ce genre de remarque quand elle a présenté le fruit de son enquête, puisqu'elle non plus n'a rien vu ce soir-là, celui-ci
posait une main sur mon épaule avec un sourire : « ne t’inquiète pas pour ça, s’il fait ça, c’est
parce qu’il sent que ton témoignage a fait mouche, qu’il a ébranlé les jurés.
Ils essayent de reprendre la main. C’est plutôt bon signe. O’Brien n’était pas du tout censé être
réinterrogé à ce moment-là. »
« Cagoulés, en tenue kaki de combat »
A la question de savoir ce qu’il
pense de ce que j’avance, Peter O’Brien commencera par dire qu’il n’y croit pas
une seconde car ils n’avaient absolument pas prévu de passer par la cité Henri IV, ce
soir-là. C’est parce que d’autres voies étaient bloquées par des barrages
qu’ils se sont résolus à passer par là mais ils auraient tout aussi bien pu prendre
un autre chemin. Il faudra la vigilance de maître Edmond-Mariette pour rappeler
à juste titre, dès qu’il en aura l’occasion, que je n’ai jamais défendu la
thèse selon laquelle ce serait Jacques Bino qui aurait été visé personnellement
ce soir-là. Le président de Jorna insiste encore sur mon témoignage, demande à
O’Brien s’il a vu les faits auquel je fais allusion, l’intervention d’un
commando. Il ne s’attendait sûrement pas à la réponse que le témoin de la
partie civile lui lance à la barre : celui-ci explique qu’après le meurtre, une
bande de cinq ou six gars armés, « cagoulés,
en tenue kaki de combat » s’est approchée de lui. « L’un d’eux m’a dit en créole " si
je voulais te flinguer, je l’aurais déjà fait ". Il a tiré une fois
en l’air et ils sont partis. » Flottement dans la salle. Il explique
ensuite que plusieurs groupes de jeunes sont venus se rendre compte par
eux-mêmes de la situation. Quelqu’un a même dit : « ah, alors ils se sont trompés. »
Faisant mine de reprendre les
propos d’O’Brien quelques minutes plus tard, le président reformule :
« Ils se sont approchés de vous, et en constatant que vous n’étiez
pas de la police, l’un d’entre eux a dit " ah, nous nous sommes
trompés ", c’est bien ça » ?
Oui, monsieur le président »,
répond un Peter O’Brien peu contrariant.
Pourtant, le passage de la
troisième personne du pluriel, « ils » à la 1ère du
pluriel, « nous » est tout sauf anodin : d’une constatation
d’une personne tierce sur les intentions supposées du meurtrier, on passe allégrement
à un aveu : « Nous nous sommes
trompés ». Les jurés seront-ils dupes de ce glissement ? En tout
cas, que ce soit « ils » ou « nous », ce pronom met à mal
la thèse du tireur solitaire à laquelle se raccroche l’accusation.
Le récit d’O’Brien
O’Brien revient sur les faits
ce soir-là. « Après le meeting, quelqu’un
nous a dit de ne pas rester là, que la GUP était déjà en feu, et que des jeunes
descendaient sur Pointe-à-Pitre pour mettre le feu. Jacques a dit que ça
devenait chaud et on est parti. » C’est O’Brien qui a vu le barrage le
premier, au bout de l’avenue Gagarine dans la cité Henri IV et qui a dit à son
ami de faire demi-tour. Il a entendu ensuite la première détonation, celle qui
sera fatale à son ami. Il livre ce témoignage qui fait froid dans le dos :
« Je ne me suis pas rendu compte que
Jacques avait été touché. C’est en regardant vers la gauche que j’ai vu le sang
qui avait giclé sur le pare-brise. » Il explique que deux autres coups
de feu ont retenti alors que lui-même s’extrayait de la voiture par la vitre
côté passager car en venant percuter les véhicules garés devant, la Fiat punto
s’était arrêtée contre une autre voiture qui empêchait la portière de s’ouvrir…
Il a alors perdu l’équilibre, est tombé. Il a ensuite fait le tour de la
voiture pour porter secours à son ami, en se relevant le moins possible.
Malheureusement, il devait aussitôt se rendre compte qu’il n’y avait plus rien
à faire…
Trois longues heures sans secours
Il est resté là trois heures à
attendre les secours. Il ne comprend pas quand les pompiers
lui répondent au téléphone que non, ils ne peuvent se rendre sur place parce
qu’ils risquent de se faire caillasser. « Je suis moi-même pompier. Je les ai insultés, monsieur le président ! Après je me suis
excusé auprès des collègues, ils m’ont dit qu’ils me comprenaient. Pendant cette longue attente, on entendait
des détonations, les jeunes refluaient sur la cité et repartaient. »
Cette dernière déclaration
vient là encore conforter mes propos. Le président se garde bien de s’y
arrêter. O’Brien déplore enfin que parmi tous les jeunes "venus
voir", pas un ne lui a demandé comment ça allait, pas un ne lui a proposé
de l’aide, pas un n’a même proposé d’alerter les secours. Seuls quelques
voisins qui sont descendus plus tard et ont reconnu Jacques Bino lui proposeront
de les suivre dans leur appartement.
« J’étais venu avec Jacques, il était hors de question que je
l’abandonne. » dira-t-il avec une détermination touchante.
Un groupe de quatre
Certes Peter O’Brien s’est dit
satisfait du fait que le procès ait été dépaysé et a demandé aux jurés de
condamner Ruddy Alexis : « même
si le tireur s’est trompé de cible, il doit quand même payer ! Je vous
demande de me permettre de vivre à nouveau, je vous demande que la punition
s'ensuive », dira-t-il notamment ; néanmoins, contre toute attente, sa
nouvelle audition, loin de démolir ce que j’affirme depuis des années, l’a
plutôt étayé. A cela sont venu s’ajouter les propos de madame Dursus, cette
enseignante résidant Cité Henri IV, qui a tout vu depuis son balcon, idéalement situé au-dessus du tireur, ayant eu également la voiture de Jacques
Bino dans son champ de vision au moment du drame. Elle a témoigné par
visioconférence entre mon témoignage et mon interrogatoire. Le président m’a
demandé si ça ne me gênait pas de procéder de la sorte, car mon propre témoignage
avait pris pas mal de temps. La dame patientait depuis un bon moment, je n’y ai
donc bien sûr pas vu la moindre objection et ai alors rejoint la petite salle
réservée aux témoins en attente d’être entendus. En tant que témoin direct du
meurtre à la probité incontestable, madame Dursus a été unanimement reconnue
comme un des témoins capitaux dans cette affaire. Son témoignage contredit lui
aussi totalement la piste du tireur solitaire. Elle parle d’un groupe de quatre
personnes arrivé bien plus tôt sur le barrage parmi lesquels celui qui va tuer
Bino. En soi cela contredit les témoignages à charge qui affirment que le
tireur, identifié selon eux comme Ruddy Alexis, aurait agi seul et ne serait resté
que quelques secondes sur le barrage avant d’ouvrir le feu, arrivant juste du
boulevard Légitimus d’où il aurait déjà tiré. Mais elle va plus loin : le
tireur était de grande taille, ce qui n’est pas le cas de Ruddy, c’était le
plus grand des quatre ! Comme au procès à Basse-Terre où elle avait pu le
voir debout, elle est catégorique, ça ne peut pas être Ruddy Alexis.
FRédéric Gircour (chien.creole@gmail.com)