Article publié en dans le journal CQFD, n°111 de mai 2013.
On y trouve en un seul article un résumé du procès de Ruddy Alexis. Pour en savoir plus, je vous renvoie aux nombreux articles que j'ai consacré à ce procès sur ce blog.
"Passé sous silence par les médias nationaux, un très important procès a
tenu la Guadeloupe en haleine en novembre 2012, celui de Ruddy Alexis,
âgé de 35 ans au moment des faits, accusé d’avoir abattu Jacques Bino,
syndicaliste de la CGTG et père d’un jeune garçon, pendant le mouvement
social de 2009.
Le 16 février 2009, quand des émeutes éclatent en Guadeloupe, cela
fait quasiment un mois que le LKP a lancé une grève générale très suivie
appuyée par des manifestations pacifiques quotidiennes, d’une ampleur
inégalée dans l’histoire de la Guadeloupe. Le grand patronat n’entend
rien céder et le pouvoir politique, qui a parié sur la lassitude des
Guadeloupéens, commence à comprendre que loin d’affaiblir la
mobilisation, cette position ne fait que la renforcer. Le risque que
l’exemple du LKP fasse des émules n’est certainement pas pris à la
légère : un mouvement parvenant à déclarer une grève générale illimitée
en réunissant en son sein tous les syndicats, des plus radicaux jusqu’à
la CFDT ou la CFTC, sans oublier les partis politiques progressistes et
de nombreuses associations de la société civile, a en effet de quoi
donner des sueurs froides aux tenants de l’ordre établi. En métropole,
les masses, sur l’exemple de la Guadeloupe, pourrait se mettre à exiger
de leurs si timides directions syndicales des actions plus ambitieuses
que les dérisoires journées de grève de 24 heures, plus démoralisantes
qu’autre chose, auxquelles on les habitue…
A cette situation s’ajoute le fait, avec le début des émeutes, que
beaucoup de commerces dont de nombreuses enseignes appartenant aux
grandes familles békés [1],
celles-là même qui détiennent l’essentiel de l’économie insulaire, sont
désormais la cible de pillages, quand elles ne sont pas incendiées. La
répression du mouvement est malaisée à ce stade, du moins tant que les
émeutiers ne s’en prennent qu’aux biens des possédants, car tout ce que
la presse nationale compte comme grands journaux ou chaînes de
télévision importantes a dépêché des journalistes en Guadeloupe, et la
presse internationale n’est pas en reste avec, pour ne citer que les
plus importants, des envoyés spéciaux de CNN et d’Al Jazeera. On imagine
les répercussions en termes d’image si le gouvernement décidait
d’entreprendre la répression brutale d’un mouvement dont tous
reconnaissent la justesse des causes même si beaucoup disent
désapprouver la méthode.
C’est dans ce contexte que, dans la nuit du 17 au 18 février, Jacques
Bino, qui vient d’assister à un meeting du LKP à Pointe-à-Pitre, prend
sa voiture pour rejoindre son domicile. Sa route s’achèvera dans la cité
populaire Henri IV, non loin de là, le thorax traversé de part en part
par une balle de très gros calibre utilisée en principe pour la chasse
au sanglier ou par les forces de police, tirée à une centaine de mètres
du véhicule en mouvement. Le procureur de l’époque, Jean-Michel Prêtre,
avant toute enquête digne de ce nom, déclare le matin du meurtre que
c’est un jeune qui a tiré depuis un barrage en pensant faire feu sur une
voiture de la BAC. La police ne démordra plus de cette version.
Quarante-quatre mois plus tard, au cours du procès qui se tiendra à
la cour d’assises de Basse-Terre, Ruddy Alexis, traduit en justice pour
ce meurtre, impressionne par le calme dont il fait preuve, par sa
correction et par l’aisance avec laquelle il répond aux questions qui
lui sont posées. Le procès va être un festival de retournements de
situation et de coups de théâtre qui provoqueront l’effondrement du
dossier laborieusement constitué par la police judiciaire sous la
direction de la capitaine Bonamy de la PJ. Truffé d’incohérences ne
comptant ni aveux, ni arme du crime, il se base pour l’essentiel sur des
témoignages mettant en cause le jeune homme. Or, on ira de surprise en
surprise au fil des audiences : le procès révèle pour commencer que
plusieurs témoins qui incriminaient Ruddy sont en fait des indicateurs
de police. Un témoin, le plus vindicatif contre le jeune militant, sous
le coup d’une peine de 8 mois avec sursis dans une affaire antérieure,
insiste bien à la barre sur le fait que ce soir-là il ne pouvait pas
être en train de casser, contrairement à ce qu’un autre témoin affirme,
puisque comme il vient de l’expliquer à la cour, il a passé sa soirée à
suivre Ruddy Alexis du regard, sans bouger. Et puis vient le moment où
le président tente de confondre les revirements d’un témoin à la barre
quant à la taille du tireur : 1,80 m ou 1,60 m ? Mais les avocats de
l’accusé présentent la feuille manuscrite sur laquelle le PV en question
a été rédigé et où il apparaît que les chiffres de la taille ont
clairement été raturés puis réécrits par-dessus. La version définitive,
tapée à la machine ultérieurement par les policiers et qui reprend la
taille de 1,60 m, celle de Ruddy bien sûr, n’a, elle, jamais été signée
par le témoin en question… Un autre nie catégoriquement avoir tenu les
propos que le président du tribunal lui prête en se basant sur la
lecture du PV qui a été réalisée chez le juge d’instruction, Fabien
Terrier. « C’est pourtant bien votre signature, en bas de ce document »,
l’interpellera sèchement le président. Avec une certaine gêne, il
explique que, lisant avec beaucoup de difficulté, il se contentait
d’apposer sa signature là où les policiers apparemment pressés lui
demandaient de signer. On lui rétorque que lors de son audition chez le
juge d’instruction, il était accompagné de son avocate qui n’aurait
certainement pas laissé passer une chose pareille mais là encore, les
avocats de la défense brandissent le PV de ladite audition où il est
spécifié que l’avocate, invoquant un malaise, avait laissé seul son
client… Et on peut aussi parler de cet autre témoin capital, par
ailleurs en instance de jugement pour viol sur mineur, qui reconnaîtra
ouvertement avoir fait un faux témoignage, expliquant qu’il a « d’autres casseroles au-dessus de la tête »
et que la police lui a promis d’enterrer certaines affaires s’il
enfonçait Ruddy Alexis. A cette longue liste, il faut ajouter les
scellés que le président Fagalde promet de montrer aux jurés, ce qu’il
ne sera finalement pas en mesure de faire, le parquet ayant égaré ces
pièces…
Sans l’ombre d’un aveu donc (par deux fois Ruddy a même entrepris de
longues grèves de la faim en prison pour clamer son innocence et
dénoncer ses conditions d’incarcération), et sans preuve recevable ou
témoignage crédible, on aurait pu supposer que le parquet était au moins
en mesure de fournir un mobile du crime irréfutable. Selon la version
officielle, le tireur aurait confondu une voiture de la BAC avec la Fiat
Punto de Jacques Bino, mais encore fallait-il expliquer pourquoi Alexis
aurait voulu tirer sur cette voiture et tuer ses occupants. Il se
trouve que le jeune homme avait reçu l’après-midi avant le meurtre un
texto qui a énormément circulé à cette époque en Guadeloupe, reprenant
pour les dénoncer les propos d’Alain Huygues-Despointe, puissant béké
martiniquais, propos qui avaient d’ailleurs valu à l’homme d’affaires
d’être poursuivi pour incitation à la haine raciale et condamné en
première instance, puis en appel pour apologie de crime contre
l’Humanité, avant que la Cour de cassation ne juge opportun d’annuler
cette décision [2].
Or ce SMS avait été relayé, entre autres, à Ruddy par Eric Nanette, un
homme très engagé dans la vie associative de Pointe-à-Pitre et, cadre de
la Centrale des Travailleurs unis, l’un des syndicats faisant partie du
LKP. Aussi absurde que cela puisse paraître, l’accusation s’est
acharnée à démontrer que ce SMS, qui ne faisait que reprendre ces propos
racistes pour les dénoncer, avait constitué rien de moins qu’un appel
au meurtre, qu’il visait à « faire chauffer le climat social ».
Le témoin qui a reconnu avoir fait un faux témoignage dira à la barre
que les policiers lui ont demandé explicitement de mettre en cause Eric
Nanette, ce qu’il fera d’ailleurs. Ruddy Alexis aussi livrera un
témoignage similaire : « Ils m’ont menacé, fait du chantage : si je
n’impliquais pas Eric Nanette comme commanditaire, ma femme irait en
prison et ma fille à la DDASS, ils me l’ont répété plusieurs fois. »
Il s’y est cependant toujours refusé. A la question du président
Fagalde lui demandant, selon lui, pourquoi des policiers auraient voulu
faire condamner M. Nanette, Ruddy devait répondre : « Ils ont sans doute voulu impliquer des membres du LKP, […] ils ont certainement voulu ternir l’image du LKP. »
La presse locale dans son ensemble s’est assez rapidement convaincue
de l’innocence de Ruddy Alexis, comme en témoigne, par exemple, ce
papier daté du 29 novembre 2012 de Boris Colombet, extrait du quotidien
régional France-Antilles, un journal que d’aucuns pourraient qualifier de plutôt complaisant envers le pouvoir. L’article commence comme suit : « Les
policiers de la DIPJ (Direction interrégionale de la police judiciaire)
ont-ils fait preuve d’une légèreté proche de l’amateurisme en enquêtant
sur la mort de Jacques Bino ? Ont-ils sciemment fabriqué un dossier de
toutes pièces, en recherchant un coupable idéal au lieu de la vérité ?
La question, volontairement provocatrice, ne peut que se poser, tant les
éléments à charge censés mettre en cause Ruddy Alexis se sont lézardés. [3] »
L’avocat général, Camille Tardo-Dino, jouant une ultime carte,
expliquera dans son réquisitoire pour minorer cette débâcle, que les
témoins étaient tous venus avec la peur au ventre et que c’est sous la
menace qu’ils avaient changé leur témoignage. Or s’ils ont effectivement
reçu des menaces et des pressions, c’est venant des services de police
comme tous l’ont dénoncé. Les jurés ne s’y tromperont pas, malgré la
peine plancher de 15 ans de prison demandée par l’avocat général, Ruddy
Alexis a été acquitté à l’unanimité et libéré. Après trois ans et demi
d’emprisonnement dont plus de deux à l’isolement, il a enfin pu
retrouver sa compagne et sa fille.
FRédéric Gircour
1] Descendants des premiers colons européens.
[2] Les propos reprochés à Alain Huygues-Despointe ont été tenus dans l’excellent documentaire de Romain Bolzinger, Les Derniers maîtres de la Martinique, diffusé début 2009 sur Canal+. Il s’emploie à y expliquer qu’il y avait de « bons côtés à l’esclavage ». D’autre part, les békés pratiquant l’endogamie depuis des siècles, il explique calmement : « On a voulu préserver la race »...
[3] « Procès de Ruddy Alexis, un fiasco pour l’accusation » de Boris Colombet – France Antilles 29/11/12.
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