lundi 7 avril 2014

L'iniquité du procès de Ruddy Alexis



Une véritable gabegie



Lors du procès en appel de l’affaire Bino, du nom de ce syndicaliste abattu pendant le mouvement social de 2009 en Guadeloupe, une majorité de témoins sera entendu par visio-conférence. Les promoteurs de ce palliatif technologique mettent généralement en avant les deux avantages qu’offre cette technique pour justifier d'y avoir recours :

La première est celle de la sûreté, pour les affaires de mafia en Italie par exemple, où les organisations criminelles concernées font peser de sérieuses menaces de mort ou d’attentat sur le procès. Concernant l’affaire Bino, nous sommes à mille lieues d’être dans ce cas de figure.

Le second argument consiste à dire que la visioconférence constitue un gain de temps et d’argent pour la justice. Dans le procès qui nous intéresse, cet argument ne tient pas la route : si la justice avait eu le souci de faire des économies, il aurait été infiniment plus simple et économique de respecter la procédure habituelle et donc de rejuger Ruddy Alexis en Guadeloupe, où se trouve l'immense majorité des protagonistes connus ou supposés de l’affaire…





Le coût d’un seul témoin



Prenons mon exemple personnel puisque le parquet m’a cité à comparaître comme témoin. Le ministère de la justice a dû dépenser pour moi la somme rondelette d’environ 1000 euros pour mon billet d’avion sur Air France. J’ai été cité à comparaître le 31 mars mais je ne vais finalement témoigner que le mercredi 9 avril. La justice devra donc me rembourser la somme de 30 euros par jour pour mes repas tel que la loi le prévoit, soit 300 euros supplémentaires. Il se trouve que je suis hébergé chez un ami, que je remercie au passage. Si tel n’avait pas été le cas, la justice m’aurait remboursé 60 euros par jour pour mes frais d’hôtel, soit 600 euros supplémentaires. Pour ma seule intervention, pour un seul témoin, la justice dans ce procès, à l'initiative de la procureure générale de Guadeloupe, Mme Champrenault, est donc prête à débourser quasiment 2000 euros. Au frais du contribuable, naturellement.

Par ailleurs, lorsque que l’accusé n’a pas les moyens de se rendre à Paris ou lorsqu’un témoin important ne se présente pas au Tribunal de Grande Instance de Pointe-à-Pitre pour la visioconférence, comme ce sera notamment le cas pour Patrice Harris, le président délivre un mandat d’amener. Le coût du transport de la personne concernée s’envole alors (rappelons qu’il n’existe pas de charters pour la Guadeloupe). Le billet pris au tout dernier moment avoisine les 1500 euros ; ce à quoi il faut ajouter les billets des deux gendarmes qui vont prendre eux aussi l’avion pour escorter la personne dont la présence est requise à Paris…





Une justice à deux vitesses ?



Dans le même temps, on ne cesse d’entendre les fonctionnaires de justice se plaindre du fait qu’il leur manque les moyens les plus élémentaires pour travailler, qu’ils n’ont plus les ressources dans certains tribunaux, ne serait-ce que d’acheter des ramettes de papier. 

 Vu dans un couloir du Palais de justice de Paris - ©FRédéric Gircour

Ces choix budgétaires ont des conséquences parfois dramatiques. Comment ne pas songer à la détresse de la famille du Guadeloupéen Claudy Elisor, un employé de la SNCF sauvagement assassiné en région parisienne en 2010. Un de ses deux meurtriers présumés, qui attendait dans la prison de Villepinte d’être jugé par la Cour d’assises de Bobigny a purement et simplement été relâché. En cause, l’appel de la prolongation de sa détention provisoire que le meurtrier  présumé avait envoyé par fax et qui n’est jamais arrivé au parquet de Bobigny : la cartouche d’encre du fax de cet appareil n’ayant pu être changée par manque de moyen… Faute de réponse du parquet, les avocats du prisonnier ont fait valoir que cela équivalait en droit à une acceptation de la requête de leur client. Cette affaire avait suscitée en février dernier une très vive émotion en Guadeloupe. Deux poids deux mesures dites-vous ? Mais il est vrai qu’il ne s’agissait là que de la mort d’un obscur employé guadeloupéen de la SNCF, pas d’une affaire d’Etat… 

 Claudy Elisor, un an avant d'être tué


Un face-à-face virtuel



L’usage de la visioconférence est un pis-aller qui ne permet pas un réel face à face entre la personne entendue et ceux qui l’interrogent. Or c’est bien de cela qu’il doit s’agir si l’on veut comme il se doit privilégier l’oralité des débats ; sinon, autant se contenter de passer la video des déclarations préalablement enregistrées des témoins. Interrogé par France Antilles, maître Démocrite, avocat de la défense expliquait :

« Ce procédé va priver les jurés d'un face-à-face. Ce n'est qu'en observant dans les yeux les témoins qu'on peut apprécier la sincérité des témoignages. Sentir toutes leurs réactions. Là, on sera face à des images. Un exemple : comment un témoin capital, qui a assisté à toute la scène depuis sa fenêtre peut apprécier la taille de l'accusé s'il dépose par visio ? Cet élément, lors du premier procès, avait été longuement débattu puisqu'il révélait que Ruddy Alexis était plus petit que le tireur. »

Frédéric Pillot, président du Tribunal de Grande Instance de Chalon-sur-Saône, au cours d’une intervention à la Conférence des Cours d’appel de l’UE, reconnaissait que la communication par visioconférence provoque « une altération de la communication avec l’autre». De même, Fanny Audessat, citée dans l’article « Les procédures dématérialisées » explique que cette technique est supposée supprimer la distance physique entre les interlocuteurs en établissant une proximité virtuelle mais en réalité, l’interposition de l’écran crée, en plus de la distance réelle, une distance «psychique», psychologique ».





Comme « une conversation par skype assortie d’une mauvaise connexion »



A cela s’ajoutent les difficultés techniques qui se sont manifestées dès que le président du tribunal a voulu entendre les premiers témoins, des proches de Ruddy Alexis, par visio-conférence. Léia Santa-Croce, journaliste à Outre-mer 1ère décrira ainsi cette expérience après une après-midi où les témoignages depuis la Guadeloupe se sont enchaînés :

« C'est en visioconférence que ça se passe, avec tous les désagréments d'une conversation par "Skype", assortie d'une mauvaise connexion. Les juges assesseurs font signe au Président qu'ils n'entendent rien. » Dans un autre article, elle évoque les problèmes suivants « témoins inaudibles, visages coupés en deux, pertes de connexion, etc. » Sur son compte twitter, elle explique par exemple, en temps réel :  

« On a perdu Jean-Marie Nomertin, la visioconférence depuis la #Guadeloupe rencontre qqs problèmes techniques #Bino #procès en appel à Paris »


Au vu de tous ces éléments, veut-on vraiment faire croire que le dépaysement de ce procès a pour but de faire émerger la vérité autour des circonstances de la mort de Jacques Bino ?





L’inégalité des armes



Il faut encore évoquer la disparité flagrante concernant la présence des témoins de la défense et ceux de l’accusation. Alors que les témoins cités dès le premier procès par le parquet et donc acquis à l’accusation ont commencé à défiler, notamment des policiers, seuls deux témoins cités par la défense en première instance ont pu se rendre à Paris. Alex Lollia, secrétaire général de la CTU et moi-même. Deux pour la défense contre au moins huit témoins pour l’accusation qui devraient se succéder à la barre pour déposer à charge contre Ruddy Alexis. Tous les autres sont censés passer ou sont déjà passés en visio-conférence. Comment expliquer cela ?

Il faut bien comprendre que si la justice se propose de payer le billet d’avion aux personnes citées à comparaître comme témoins, tous les autres frais doivent être avancés par eux. Ça se compte bien sûr en centaines d’euros comme je l’ai montré plus haut, une dépense que tous ne peuvent supporter, surtout lorsqu’on sait que le meurtre a été commis dans la cité populaire Henri IV où les gens ont déjà le plus grand mal à joindre les deux bouts. Avant de savoir que je serais hébergé sur Paris, j’avais demandé au régisseur du tribunal d’Instance de Pointe-à-Pitre chargé de délivrer les billets d’avion, s’il était possible que l’on m’accorde aussi une avance pour mes frais d’hébergement et de bouche. Voici la réponse que cette personne m’a adressée par mail :

« Bonjour,

 Malheureusement, je ne peux que vous avancer le billet d’avion mais dès l’issue de l’audience, rapprochez-vous de la régie de la cour d’assises de PARIS avec vos factures afin de faire vous faire rembourser. »





« Justice de classe » ?



Or, ce qu’il faut savoir, c’est que ce genre de remboursement ne s’effectue que dans un délai très long, entre six mois et un an, si ce n’est plus. Tout le monde ne peut pas avancer une telle somme pour autant de temps. J’ai personnellement considéré qu’il était de mon devoir d’être à Paris pour livrer mon témoignage, mais cela m’a été naturellement grandement facilité par le fait que je suis fonctionnaire. En effet, mon patron l’Etat m’a sommé l’ordre de me rendre à Paris sous peine de poursuites et de m’y traîner par la force publique si je n'obtempérais pas comme l’indique gracieusement ma citation. Mais qu’en est-il dans le privé. Là aussi les témoins devront attendre avant d’obtenir une compensation pour leur paye qui ne sera pas versée intégralement ce mois-ci. Le patron n’aura d’autres choix que d’autoriser son employé à se rendre à Paris si celui-ci lui en fait la demande ; mais si cela lui déplait, l’employé en contrat précaire peut légitimement craindre pour son renouvellement, car avec 38% de chômeurs en Guadeloupe, ce ne sont pas les candidats qui manquent pour le remplacer au pied levé… Comment imaginer que ces considérations ne sont pas un frein à la présence de beaucoup ? Les policiers officiant toujours en Guadeloupe, cités à comparaître, eux, non seulement n’ont pas de difficulté vis-à-vis de leur employeur pour s’absenter le temps du procès, mais qui plus est, ils y sont encouragés. C’est comme cela que les plus précaires se retrouvent empêcher d’être entendus en personne par une délocalisation qui n’a pas lieu d’être. Cela semble donner raison à maître Derussy, défenseur guadeloupéen de Ruddy Alexis, qui pendant la conférence de presse de Basse-Terre du 31 mars, n’hésitait pas à parler de « justice de classe ».

 Maître Derussy au côté de Ruddy Alexis à Basse-Terre (31/03/14) - ©Patrice Ganot


 FRédéric Gircour (chien.creole@gmail.com)

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